Longtemps, on a jugé Edouard Philippe embarrassé par le sujet. Ceux qui lui voulaient du bien pointaient du doigt son juppéisme, ceux qui voulaient sa peau évoquaient pêle-mêle sa déconnexion de conseiller d’Etat, l’obsession pour les comptes publics qui l’accompagne, et une indifférence vis-à-vis des questions, souvent complexes et inflammables, touchant davantage à ce que nous sommes en tant que nation. Certains le disaient craintif, d’autres le croyaient aveugle. En acceptant de nous accorder un entretien d’une heure trente sur le thème de l’immigration et ses conséquences, l’ancien Premier ministre ambitionnait certainement de manifester sa présence dans le débat qui agite les oppositions et tiraille le gouvernement et la majorité, depuis qu’a été exprimée la volonté présidentielle de réformer la politique migratoire dans les mois à venir. Mais l’épreuve du pouvoir, la prise de recul qui permet la contemplation calme et rigoureuse de "la France sous nos yeux" semblent avoir précisé, affermi la pensée philipienne.

Dans son vaste bureau de l’hôtel de ville du Havre, Edouard Philippe ne se contente plus de "manifester sa présence", il lance un cri d’alarme contre ce qu’il appelle "l’immigration du fait accompli" : "Il nous appartient en tant que Nation de dire qui nous sommes et qui nous voulons accepter sur notre territoire." Parce qu’il juge le projet de loi porté par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin "nécessaire mais pas suffisante", il plaide, notamment, pour la dénonciation de l’accord conclu avec l’Algérie en 1968, facilitant les conditions d’entrée et de séjour en France des ressortissants algériens. Polémique en vue. Manifestement déterminé à ne plus esquiver - une photo du boxeur Mohamed Ali trône toujours sur une étagère -, l’ancien locataire de Matignon évoque aussi son inquiétude face à l’obscurantisme religieux, qui "concerne principalement l’islam aujourd’hui".

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"Edouard Philippe nous rappelle qu’il est un homme de droite", diront à n’en pas douter ses contempteurs. Et s’il nous rappelait simplement que fermer les yeux ou refuser d’affronter les questions migratoires, les interrogations sur notre identité et les conséquences sur le vivre ensemble qui en découlent, les communautarismes toujours plus forts, s’apparenteraient aujourd’hui à une forme d’irresponsabilité ?

L’Express : La crise migratoire est devant nous, avez-vous eu l’occasion de dire. Est-ce que la politique publique d’immigration a besoin en France de rupture ou de continuité ?

Edouard Philippe : Elle a besoin des deux. Vous savez, quand il y a bien longtemps, on se demandait si pour lutter contre l’insécurité il fallait plus de prévention ou plus de répression, je trouvais que c’était une très curieuse façon de poser la question. De toute évidence, il fallait plus de prévention ET plus de répression. S’agissant de l’immigration, c’est la même chose. On a besoin de continuité et on a aussi besoin de ruptures, d’inventer de nouvelles choses. Je reviens d’abord sur le début de votre question. C’est une phrase que j’ai prononcée en citant Nicolas Sarkozy au moment où j’ai lancé Horizons en 2021, quand j’évoquais les déséquilibres démographiques, et la pression qui en résultait. Oui, la crise a commencé, mais le plus gros est devant nous.

Cette augmentation rapide du nombre d’étrangers en France participe à l’embolie de beaucoup de nos services publics

Restons encore sur le constat. Quels sont les changements récents qui annoncent la crise ?

Nous avons vécu depuis le début des années 2000 une accélération très forte de l’augmentation du nombre d’étrangers en France, comme dans toute l’Europe. Entre 1970 et 2000, en trente ans, on est passé de 6,7 à 7,3 % d’étrangers en France. Puis, entre 2000 et 2020, de 7,3 % à 10,3 %.

La provenance géographique des étrangers, elle aussi, a changé. On estime – je parle avec prudence, mais j’utilise des chiffres du ministère de l’Intérieur et de l’Insee – que sur la période 2000-2020, la proportion d’étrangers provenant d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne est passée de 39 % à 47 % du total d’étrangers. Pendant cette période, la population française a augmenté de 9 % et le nombre d’étrangers a augmenté de 53 %. Et rien dans cette évolution ne correspond à un choix politique ou à une décision que nous aurions prise. C’est une immigration du fait accompli.

Quelles conséquences cela a-t-il sur la vie du pays ?

Cette augmentation rapide du nombre d’étrangers en France participe à l’embolie de beaucoup de nos services publics. Je prends un exemple : près de 50 % de l’activité de la Cour administrative d’appel de Paris est liée au droit des étrangers. Je veux être factuel : cela signifie que dans un certain nombre d’endroits, évidemment pas sur la totalité du territoire, les services publics ne peuvent plus fonctionner parce qu’ils sont dépassés par la prise en charge d’un grand nombre d’étrangers. Il en va de même pour le logement d’urgence en Ile-de-France. On n’a jamais mis autant de logements à disposition et pourtant, la situation est embolisée par le nombre des étrangers à héberger. Je pourrais aussi évoquer la scolarisation dans un certain nombre de quartiers d’enfants dont très peu parlent le français. On préférerait peut-être décrire une autre réalité, mais c’est celle vécue par nos services publics !

L’opinion aussi a évolué. 69 % des Français estiment qu’il y a trop d’immigrés selon une étude BVA pour la Fondation Jean-Jaurès.

Le débat sur l’immigration est ancien, récurrent, mais il s’inscrit dans une réalité nouvelle. Avec trois non-dits qui se trouvent au cœur du problème. D’abord, on dit qu’on veut moins d’étrangers en France mais lorsqu’un certain nombre de nos concitoyens le disent, ils visent en réalité des personnes qui sont françaises, parfois depuis trois générations. Ce n’est pas le contrôle de l’entrée des étrangers en France qui réglera ce problème. C’est un sujet d’intégration, d’éducation, de civisme. Le deuxième non-dit concerne l’islam. Je connais peu de Français qui considèrent qu’il y a trop d’immigrés ukrainiens, mais je vois beaucoup de Français pour qui la question de l’islam est devenue un sujet, un sujet central, un sujet inquiétant, un sujet obsédant.

Enfin, il y a le non-dit du travail. Beaucoup de Français trouvent qu’il y a trop d’étrangers en France, mais dans les restaurants parisiens, dans l’industrie touristique, dans le secteur agricole, dans toute une série de secteurs économiques qui ne sont pas en crise et qui sont indispensables à la réussite française, on se repose sur un nombre d’étrangers tout à fait impressionnant. Si on ne regarde pas ces non-dits en face, on a peu de chances d’apporter des solutions crédibles et durables et de parler aux Français.

"Il faut reprendre le contrôle", formule que vous utilisez à Matignon en novembre 2019, qu’Emmanuel Macron a utilisée, qui est désormais celle des Républicains (LR). Est-ce la formule qui n’est pas bonne ou l’objectif qui n’est pas clair ?

L’objectif est clair et beaucoup plus partagé par nos concitoyens que ce que le débat public peut laisser croire. Dans une grande démocratie comme la France, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une immigration du fait accompli, d’une immigration subie. Il nous appartient en tant que nation de dire qui nous sommes et qui nous voulons accepter sur notre territoire. Ce choix doit être fait par nous. Consciemment. Démocratiquement. La formule est peut-être teintée parce qu’elle a été une formule du Brexit, néanmoins elle dit bien ce qu’elle veut dire et ce que je veux dire.

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Indépendamment de l’évolution de la situation objective, quelle a été votre évolution personnelle sur ces questions à l’épreuve du pouvoir ?

Je le savais avant d’arriver à Matignon, mais en étant aux responsabilités j’en ai fait l’expérience : les instruments dont nous disposons fonctionnent mal. La politique d’asile ne fonctionne pas bien, je ne suis d’ailleurs même pas sûr que nous ayons une véritable politique de l’asile.

L’instruction est trop longue, les décisions interviennent trop tard, l’accompagnement de ceux que nous avons choisi d’accueillir n’est pas suffisant. Et les Obligations de quitter le territoire français (OQTF) ne sont pas souvent exécutées. A Matignon, j’ai aussi vu trop de responsables politiques "faire les malins", comme disait Charles Péguy quand il écrivait que le pire pour quelqu’un qui gouverne ou qui aspire à gouverner, c’est de faire le malin. Quand les instruments ne fonctionnent pas bien et quand une bonne partie du problème vient de l’immigration illégale, pour laquelle on a encore moins d’instruments, la tentation est grande de prendre une posture, d’affirmer quelque chose qui n’a qu’un rapport très lointain avec la réalité. Je préfère dire la vérité aux Français, et éviter les postures, sans jamais renoncer à l’ambition.

Il y a eu des législations successives sur l’immigration depuis des années, y compris quand vous étiez à Matignon. Est-ce que les gouvernements successifs, pour reprendre votre expression, font les malins ?

Ce que je veux dire, c’est que lorsque collectivement nous parlons d’immigration, nous formulons souvent des positions qui pourraient prévaloir dans un monde parfait, alors qu’on devrait être d’une très grande humilité. Nous vivons dans un monde où obtenir des résultats tangibles sur ces questions est difficile. Regardez l’Italie ! Mais refuser les postures ne veut pas dire refuser certaines ruptures quand elles sont nécessaires.

Votre gouvernement a fait voter une loi asile et immigration, aujourd’hui le gouvernement Borne est encore obligé de légiférer…

Je suis très en soutien des propositions formulées par Gérald Darmanin et Olivier Dussopt. Il y a un souci louable d’améliorer le fonctionnement des instruments existants, de simplifier les procédures, de raccourcir les délais, et d’intégrer par le travail. Cette loi est nécessaire, mais je sais qu’elle n’est pas suffisante.

La faiblesse du taux d’exécution des OQTF cristallise aussi un sentiment d’impuissance publique. Que faire ?

Certaines dispositions nationales doivent être corrigées. Gérald Darmanin essaie de le faire. Il a raison. Le droit européen ne nous aide d’ailleurs pas beaucoup aujourd’hui. Une directive impose de permettre à l’étranger en situation irrégulière la possibilité d’un départ volontaire. Concrètement, cela ouvre un délai entre la prise de l’OQTF et le moment où le départ est imposé et ce délai est une opportunité pour disparaître dans la nature. Pour les étrangers délinquants, les peines complémentaires à l’issue d’une peine de prison sont, elles, beaucoup plus efficaces pour assurer les reconduites à la frontière. Enfin, des pays refusent de façon délibérée de délivrer des laissez-passer consulaires et de reprendre leurs ressortissants. On peut donc prendre toutes les OQTF qu’on veut, elles seront peu exécutées. Cela dit, un certain nombre de non-exécution d’OQTF résulte de défauts dans notre organisation et de moyens insuffisants : nous pouvons donc faire mieux.

Edouard Philippe - Maire du Havre - Le Havre le jeudi 1er juin 2023

Edouard Philippe - Maire du Havre - Le Havre le jeudi 1er juin 2023

© / Damien Grenon pour L'Express

Pourtant, Emmanuel Macron affichait en 2019 son objectif de porter à 100 % le taux d’exécution des OQTF.

Se fixer un objectif de 100 % des OQTF est irréaliste aujourd’hui. Au vu des dispositifs juridiques et des relations que nous avons avec les pays d’origine et de destination des clandestins, ce n’est pas atteignable. Et ça n’est pas réjouissant. Reconduire tous les étrangers en situation irrégulière dans leur pays, c’est indispensable de penser qu’il faut le faire, mais la vérité c’est qu’aujourd’hui nous avons trop peu d’instruments qui nous le permettent.

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La guerre des visas est-elle une bonne guerre pour obtenir les laissez-passer ?

C’est un instrument important mais qui n’est pas de nature à lui seul à obtenir un résultat durable. Si on l’utilise de façon trop systématique, on se prive aussi de la capacité de coopérer avec les pays en question. Un jour, on peut avoir besoin de leur vote à l'ONU. Un jour, on peut avoir besoin de régler une question de sécurité en bilatéral avec eux. Une fois qu’on a dit ça, il ne faut pas hésiter, parfois, à faire jouer le rapport de force.

Comment forcer la main des pays récalcitrants ?

Nous devons améliorer la politique de coopération et de développement à l’égard des pays de départ - je parlerais plutôt de partenariat économique et pas seulement à l’échelle d’un pays : de continent à continent. Ensuite, il faut aussi réformer et davantage intégrer notre politique européenne. Il faut revoir les accords de Dublin et les directives qui s’appliquent en matière de séjour ou en matière de reconduite à la frontière, organiser des contrôles beaucoup plus stricts aux frontières européennes, faire circuler de façon beaucoup plus fluide entre Etats les informations sur les étrangers qui entrent et sortent de l’Europe.

Le moment est-il venu de remettre en cause l’accord de 1968 avec l’Algérie ?

Oui, je le crois. Les raisons qui ont conduit à la négociation et à l’adoption de cet accord et la situation actuelle me laissent à penser qu’il est temps de revenir en arrière. L’Algérie n’est pas le seul pays avec lequel nous avons des accords bilatéraux en matière d’immigration ou de séjour. 16 accords lient la France à des pays avec lesquels nous partageons une histoire, notamment celle de la colonisation, le Sénégal, la Côte d'Ivoire… Mais la particularité de l’accord franco-algérien est qu’il détermine complètement le droit applicable à l’entrée et au séjour des ressortissants algériens, avec des stipulations qui sont beaucoup plus favorables que le droit commun. C’est une particularité très nette. Aucun ressortissant d’un autre Etat ne bénéficie de tels avantages. Un Algérien qui peut prouver dix ans de séjour, même irrégulier, sur le territoire français, a un droit à la délivrance d’un titre de séjour grâce à cet accord. Un droit. C’est dire la spécificité de cette situation ! Bien entendu, il y a des relations historiques extrêmement puissantes entre la France et l’Algérie, mais le maintien aujourd’hui d’un tel dispositif avec un pays avec lequel nous entretenons des relations compliquées ne me paraît plus justifié. Dénoncer cet accord pose des questions délicates en termes juridiques, plus encore en termes diplomatiques : je ne minimise pas les difficultés que cela engendrerait. Mais il est temps de remettre en cause l’accord de 1968 avec l’Algérie.

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Certains estiment qu’il est impossible de réguler l’immigration dans notre cadre juridique. Les Républicains proposent de réviser la Constitution afin de pouvoir déroger au droit européen et international. Approuvez-vous cette idée ?

Je comprends l’objectif poursuivi par LR. L’idée est de ne plus être tenu par l’interprétation faite des textes européens par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou la Cour de justice de l’Union européenne. Je comprends le désir de voir la France définir le cadre juridique qui s’applique à elle, au nom de la souveraineté.

On n’échappera pas à un débat sur la révision de la Constitution si on veut réformer le droit d’asile

Mais cette proposition n’est pas satisfaisante dans ses modalités. Elle serait interprétée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une forme de Frexit juridique. Si nous faisions cela, nous abîmerions considérablement la crédibilité dont nous disposons encore vis-à-vis de nos partenaires européens. On ne peut pas mettre de côté nos engagements européens sur certains sujets quand cela nous arrange. Une mécanique infernale de détricotage s’engagerait. Bref, l’objectif est entendable mais ses modalités sont totalement contre-productives.

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L’article 8 de la CEDH, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale, est invoqué en justice pour faire obstacle aux mesures d’éloignement. Il est perçu à droite comme un obstacle à une régulation des flux…

Cet article a été envisagé, lors de la rédaction de la CEDH, dans des conditions totalement différentes de celles qui prévalent aujourd’hui, et ne concernait pas le droit des étrangers. Cela dit, je ne propose pas que la France sorte de la CEDH. Mais nous pouvons, dans le cadre d’une discussion assez vigoureuse entre le législateur et les juridictions compétentes, retrouver des marges de manœuvre. Et si ce droit est acquis, il n’est pas absolu et il nous appartient de dire comment il s’applique en France. Il faut aller voir les juges, engager un dialogue avec eux. C’est un vrai effort politique. Les Anglais sont en train de le faire.

Les juges sont beaucoup plus sensibles qu’on le croit à l’expression de la souveraineté nationale dans le cadre législatif, lorsqu’elle est formulée clairement et de façon insistante. Ils sont capables d’entendre. Le législateur français peut, sans revenir sur les principes de l’article 8, modifier la loi et dégager des marges de manœuvre dans l’application de cette jurisprudence. Il doit pouvoir dire que la condition stricte du droit à mener une vie familiale et normale en France pour un étranger, c’est le respect complet de la loi.

Dans une interview au Point, Laurent Wauquiez dénonce un "coup d’Etat" organisé par les cours suprêmes. Que vous inspire cette formule ?

Je ne partage pas ce concept, il ne décrit pas la réalité. Mais cela a sans doute pour Laurent Wauquiez une utilité de le dire.

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Vous ne comptez donc pas réviser la Constitution ?

On n’échappera pas à un débat sur la révision de la Constitution si on veut réformer le droit d’asile. Soyons clairs : je suis très attaché au principe de l’asile et il me paraît inenvisageable de revenir dessus. Notre Constitution est claire : "Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur le territoire de la République." Si nous voulons mettre en place un système plus directif et plus intégré au niveau européen, dans lequel la demande et l’instruction seront réalisées à l’extérieur de l’Union européenne, il faudra modifier la rédaction du préambule de la Constitution.

Par ailleurs, avons-nous vraiment une politique de l’asile en France ? Qui prend les décisions s’agissant du droit à l’asile ? Ce sont des organismes administratifs ou juridictionnels indépendants qui raisonnent à partir de droits fondamentaux et de leur analyse des situations. Pourquoi avions-nous pendant longtemps en France 75 à 80 % d’admission des Afghans qui demandaient l’asile politique, là où en Allemagne, on en avait 30 ou 40 % ? Cela ne résultait pas d’un choix politique. Je ne serais pas choqué que le Parlement débatte du cadre dans lequel le droit d’asile doit être appliqué et je ne serais pas choqué non plus que ce débat soit mieux harmonisé au niveau européen.

Le projet de loi du gouvernement vise à créer un titre de séjour pour les clandestins exerçant dans un métier en tension. Y êtes-vous favorable ?

Je suis opposé à toute régularisation massive et favorable au principe proposé par Olivier Dussopt : permettre à des gens exerçant des activités professionnelles dans des secteurs où l’intérêt national commande de pouvoir continuer à le faire. Je préférerais que cette régularisation se fasse au cas par cas. Que l’on constate une situation où il y a plus d’avantages à régulariser que d’inconvénients.

Il me semble difficile de faire une liste des métiers en tension, qu’il faudra mettre à jour en fonction des situations locales et du contexte économique. Il faut laisser un pouvoir d’appréciation aux autorités locales, en associant beaucoup plus, pourquoi pas, le préfet et le maire.

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Faut-il modifier les modalités actuelles de l’Aide médicale d’Etat (AME) ?

Je suis opposé à la suppression de l’AME. Un étranger, fût-il en situation irrégulière, qui se présente devant l’hôpital du Havre parce qu’il a une maladie infectieuse, ou parce que c’est une dame et qu’elle va accoucher, qui peut accepter le début du commencement d’une seconde de lui refuser l’accès aux soins ? Nous sommes en France et nous avons des valeurs ! Evidemment que nous le soignerons. Par ailleurs, laisser dans la nature un individu en mauvaise santé est rarement une bonne idée. Et si vous supprimez l’AME, l’hôpital pratiquera quand même les soins et ne pourra probablement pas se faire payer. Ainsi, au lieu d’alimenter une ligne budgétaire de l’Etat, cela viendra alimenter un déficit budgétaire de l’hôpital. C’est donc une hypocrisie totale. Mais on doit évidemment s’interroger à intervalles réguliers sur les modalités de l’AME. Je l’ai d’ailleurs fait quand j’étais Premier ministre pour lutter contre des abus choquants, et ne pas le faire serait folie !

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Le gouvernement, par la voix de Gérald Darmanin, assume le lien entre délinquance et étrangers, en citant des chiffres…

Mieux vaut toujours assumer la vérité. Est-ce que ces chiffres sont sérieusement contestés ? Non. Dès lors qu’ils ne le sont pas, pourquoi n’en parlerait-on pas ? Je vous disais que sur l’immigration, nous étions confrontés à un certain nombre de non-dits… On crève de ces non-dits. Dans une démocratie, quand il y a un sujet, il faut le traiter.

Quelle interprétation politique faites-vous de ces chiffres ?

On constate une surreprésentation des faits de délinquance dans la population étrangère, notamment en situation illégale. Quand vous entrez et que vous demeurez sur le territoire de façon illégale, quand vous ne pouvez de ce fait exercer une activité que de façon illégale, quand vous n’êtes pas intégré à la communauté nationale, il est rare que cela suscite chez vous des comportements citoyens. L’absence d’intégration, qui est logique pour qui n’a pas vocation à rester sur le territoire, produit rarement des comportements citoyens, et c’est insupportable pour nos concitoyens qui considèrent qu’un étranger qui se conduit mal n’a aucune raison de rester chez nous. Et ils ont raison.

Les Français ont-ils, aujourd’hui, une identité heureuse ?

Notre pays se questionne sur son identité. Qu’est-ce que la nation française ? Qu’est-ce que l’Identité nationale ? Pour moi, la France est une nation politique. Elle a son histoire, sa culture, sa géographie, j’y suis extrêmement attaché. Mais le propre de la France est d’être une nation politique. Notre nation n’est jamais autant elle-même que lorsqu’elle est tout entière tendue vers un projet rassembleur. Voici notre problème actuel : nous peinons à définir ce grand projet qui rassemble. Ce fut la patrie des droits de l’Homme, la revanche contre l’Allemagne en 1870, l’avènement d’une République dans les années 1880, la reconstruction en 1945… La nation française se construit non pas quand elle fait référence à une identité passée ou rêvée mais quand elle se projette vers une construction commune. Ce n’est pas dans la nostalgie du rétroviseur mais dans l’effort collectif qu’on forge la nation.

Intégration ou assimilation - terme que la droite veut inscrire dans la Constitution -, est-ce une simple querelle lexicale ?

Quand on oppose les concepts ainsi, on bascule assez vite dans la posture. Et franchement, je n’ai pas envie de jouer au concours de la plus belle posture.

Tout l’islam n’est pas obscurantiste. Mais l’obscurantisme concerne principalement l’islam aujourd’hui

La montée des communautarismes est-elle une réalité que vous constatez ?

C’est un phénomène incontestable. Au cœur des angoisses et des insatisfactions françaises se trouvent le communautarisme religieux et, singulièrement, le communautarisme islamique. Il ne faut évidemment pas généraliser et je suis bien placé pour l’affirmer : en tant que maire du Havre, j’observe une diversité considérable dans les pratiques de l’islam. Néanmoins, le communautarisme islamique est une menace, un risque, perçu comme tel par nos concitoyens, qui nous impose une forme de combat politique.

Redoutez-vous un retour à une forme d’obscurantisme ?

Nous vivons une période où ce qui a fait la grande originalité du monde occidental, ce qu’il est convenu d’appeler les Lumières, est très largement remis en cause. A l’extérieur tout d’abord, puisque beaucoup d’autres systèmes politiques ailleurs dans le monde contestent cette vision universaliste de l’homme. Et à l’intérieur de nos frontières, où certains contestent la rationalité, l’humanisme, la confiance dans la science. La démocratie représentative aussi est attaquée, c’est-à-dire la délibération collective afin que les décisions prises à la majorité s’imposent à tous.

Nous faisons face à un obscurantisme grandissant, militant, qui s’est exprimé par le passé de bien des manières dans un certain nombre de religions et qui s’exprime à présent de façon très significative dans une partie de l’islam, partout dans le monde et aussi en France. Dans le monde islamique, on observe une opposition très dure des interprétations littérales de la religion et une pratique beaucoup plus éclairée. Une partie de ce combat se livre en France. L’enfermement de la femme, le refus du contact physique, intellectuel entre les hommes et les femmes, le puritanisme, le prosélytisme qui va jusqu’à la haine de l’autre prônés par un certain nombre de religieux sont mortifères et totalement contraires à l’esprit des Lumières. L’islam n’est pas la seule religion traversée par des tendances obscurantistes fortes. Et tout l’islam n’est pas obscurantiste. Mais l’obscurantisme concerne principalement l’islam aujourd’hui.

Est-ce que le référendum est un bon outil pour traiter de l’immigration ?

Je ne suis pas favorable à une modification de l’article 11 de la Constitution. Les modifications de circonstances de notre loi fondamentale débouchent rarement sur des solutions durables et intelligentes.

Est-ce en étant convaincant sur ces sujets-là qu’un candidat pourra battre Marine Le Pen en 2027 ?

C’est en proposant aux Français une vision du pays, un projet convaincant et des équipes convaincues, qu’on pourra remporter leur adhésion. L’immigration est un thème central, mais c’est un thème parmi d’autres. Je n’aime ni les débats interdits ni les débats confisqués.